I.
— INTRODUCTION
Cher camarade Lénine,
La lecture de votre brochure sur le gauchisme dans le mouvement communiste m'a beaucoup appris, comme tout ce que vous avez écrit. Vous m'en voyez reconnaissant avec beaucoup d'autres camarades assurément. Elle m'a débarrassé, et me débarrassera sans nul doute encore, d'un tas de marques et de germes de cette maladie infantile qui subsistaient indéniablement en moi. Ce que vous dites de Ia confusion engendre dans une foule d'esprits par la révolution est, de même, tout a fait juste. Indiscutable. La révolution s'est produite de façon si brusque, si différente aussi de ce a quoi nous nous attendions! Et votre brochure va inciter plus que jamais a ne juger des questions de tactique, y compris celles de la révolution, qu'en fonction de Ia réalité, des rapports réels entre les classes tels qu'ils se manifestent sur les plans politique et économique
Après vous avoir lu, j'ai pensé tout cela est Juste. Mais lorsque, à tête reposée, je me suis longtemps demandé s'il me fallait dorénavant cesser de soutenir ces gauches, et d'écrire des articles pour le KAPD et pour le parti oppositionnel d'Angleterre j'ai dû conclure par la négative.
Cela paraît contradictoire Mais la cause en est que vous partez d'un point de vue erroné. Vous vous trompez, selon moi, sur les conditions de la révolution ouest-européenne, c'est-à-dire sur les rapports de classes quand vous les croyez conformes aux conditions russes; voilà pourquoi vous ne comprenez pas les raisons de la Gauche de I'Opposition. Ainsi, la brochure semble être juste si on adopte votre point de départ mais si on le rejette (comme il faut le faire), la brochure est fausse d'un bout à l'autre. L'ensemble de vos jugements, les uns en partie erronés, les autres indiscutablement faux en totalité, vous amènent a condamner le mouvement de gauche, surtout en Allemagne et en Angleterre. Par ailleurs, et sans être d’accord en tous points avec ce dernier — ses dirigeants le savent bien —, je suis fermement résolu à le soutenir. Aussi je crois agir pour le mieux en répondant à votre brochure par une défense de la Gauche. Cela me permettra non seulement de faire ressortir ses raisons d’être, de montrer la justesse de ses positions au stade actuel, ici et maintenant, en Europe occidentale, mais encore, et c’est peut-être tout aussi important, de combattre les idées fausses qui prévalent, notamment en Russie, au sujet de la révolution ouest-européenne. II me faut faire et l’un et l’autre, car la tactique ouest-européenne dépend autant que la russe de la conception qu’on a de la révolution en Europe de l’Ouest.
J’aurais voulu le faire au congrès de Moscou, mais je n’étais pas en état de m’y rendre.
Je dois réfuter tout d’abord d'eux de vos assertions, de nature à fausser le jugement des camarades et du lecteur. La déclarant inepte, vous ironisez sur la controverse qui, en Allemagne, tourne autour de la ((dictature des chefs ou des masses", de "la base ou du sommet", etc. Que de tels problèmes ne devraient pas se poser, nous en sommes complètement d’accord. Mais pas pour ironiser là-dessus. Car ce sont là, hélas ! des questions qui continuent de se poser en Europe occidentale. dans bien des pays d’Europe de l’Ouest, nous avons en effet encore des chefs du type Deuxième Internationale, nous sommes encore à la recherche de dirigeants adéquats qui ne visent pas à dominer les masses et rie les trahissent pas, et, tant que nous ne les aurons pas, nous tenons à ce que tout se fasse de bas en haut, et par la dictature des masses elles-mêmes. Si j’ai un guide dans la montagne et qu’il me conduise à l’abîme, j’aime mieux n’en pas avoir. Quand nous aurons trouvé les chefs adéquats, nous laisserons choir cette recherche. Car alors masse et chef ne feront réellement plus qu’un. C’est cela et rien d’autre, que nous entendons par ces mots, la gauche allemande, la gauche anglaise et nous.
Il en est de même pour votre seconde affirmation, suivant laquelle le chef doit former avec la masse un tout homogène. Reste à trouver, à former, de tels chefs qui ne fassent qu’un, réellement, avec la masse. Et les masses, les partis politiques, et les syndicats ne pourront y arriver qu’à travers les plus rudes combats, des combats à livrer aussi dans leur sein même. Cela s’applique tout aussi bien à la discipline de fer et à la centralisation la plus rigoureuse. Nous y consentons, mais seulement après avoir trouvé les chefs adéquats, pas avant. Et vos sarcasmes ne peuvent avoir qu’un influence néfaste sur la lutte des plus ardues qui se mène déjà, avec la plus grande vigueur, en Allemagne et en Angleterre, pays les plus près de voir le communisme se réaliser. Vous secondez de la sorte les éléments opportunistes de la Troisième lnternationale. Car l’un des moyens qu’emploient certains éléments de la ligue Spartakus et du BSP anglais, de bien d’autres PC aussi, pour duper les travailleurs, c’est justement de leur présenter la question masse-chefs comme une ineptie, de la déclarer ((inepte et puérile". Avec cette phrase, ils évitent, veulent éviter, qu’on les critique, eux, les chefs. Avec des phrases sur la discipline de fer et la centralisation, ils écrasent l’Opposition. Vous mâchez la besogne des éléments opportunistes.
Vous ne devriez pas faire cela, camarade. En Europe de l’Ouest, nous en sommes encore à l’étape préparatoire. Il vaudrait mieux se prononcer pour ceux qui se battent que pour ceux qui commandent en maîtres.
Ceci n’est dit ici qu’en passant et je vais y revenir plus loin. Une raison plus grave encore est cause de mon désaccord avec votre brochure. Cette raison est la suivante :
Malgré l’admiration et l’adhésion qu’à peu près tout ce que vous avez écrit a suscité chez nous, marxistes ouest-européens, il est un point sur lequel, en vous lisant, nous devenons soudain circonspects, un point sur lequel nous attendons des explications plus détaillées et que, faute de les trouver, nous n’acceptons que sous bénéfice d’inventaire, Il s’agit des passages où vous parlez des ouvriers et des paysans pauvres. Cela vous arrive très, très souvent. Et vous parlez à chaque fois de ces deux catégories comme de facteurs révolutionnaires dans le monde entier. Nulle part cependant, pour autant que je sache, vous ne faites ressortir de manière claire et nette la très grande différence qui existe sur ce plan entre la Russie let quelques pays est-européens) et l’Europe occidentale (c’est-à-dire l’Allemagne, la France, l’Angleterre, la Belgique, la Hollande, la Suisse et les pays scandinaves, peut-être même l’Italie). Et pourtant, à mon avis, c’est bien cette différence-là qui se trouve à l’origine des divergences opposant votre conception de la tactique à suivre dans les questions syndicale et parlementaire, à celle des "gauches" ouest-européens sur la différence qui existe à cet égard entre l’Europe occidentale et la Russie.
Cette différence, vous la connaissez sûrement aussi bien que moi, mais, du moins dans ceux de vos ouvrages que j’ai pu lire, vous n’en avez nullement tiré les conséquences. Voilà pourquoi ce que vous dites de la tactique ouest-européenne est faux (1). Cela a été, cela reste d’autant plus dangereux que votre jugement en la matière est répété mécaniquement dans tous les partis communistes, même par des marxistes. A croire journaux, revues, brochures et réunions publiques communistes, l’Europe de l’Ouest serait près de connaître une révolte de paysans pauvres I Personne ne fait allusion à la grande différence avec la situation russe. Du fait que vous, en Russie, vous aviez une énorme classe de paysans pauvres et que vous l’avez emporté avec leur aide, vous vous figurez que nous, en Europe de l’Ouest, nous pouvons nous aussi compter dessus. Du fait que vous, en Russie, vous l’avez emporté uniquement grâce à cette aide, vous vous figurez qu’il en sera de même ici. C’est du moins ce que laisse à penser votre silence sur cette question, en tant qu’elle concerne l’Europe occidentale, et toute votre tactique en découle.
Cette conception n’est pas conforme aux faits. Il existe une formidable différence entre la Russie et ‘Europe occidentale. D’Est en Ouest, l’importance des paysans pauvres ne fait en général que diminuer. Dans certaines régions d’Asie, Chine, Indes, cette classe serait absolument déterminante si une révolution éclatait; en Russie, elle constitue le facteur indispensable, un facteur décisif de la révolution; en Pologne et dans les divers Etats d’Europe centrale et des Balkans, elle conserve son importance à cet égard; mais ensuite, plus on va vers l’ouest, plus elle se révèle hostile à la révolution.
En Russie, le prolétariat industriel rassemblait sept à huit millions d’hommes, mais on comptait vingt-cinq millions de paysans pauvres. (Veuillez pardonner d’éventuelles erreurs de chiffres, car je cite de mémoire, tant cette lettre est pressée.) Kerenski n’ayant pas donné la terre aux paysans pauvres, vous saviez qu’ils ne tarderaient guère à se rallier à vous. Tel n’est pas, tel ne sera pas le cas dans les pays d’Europe occidentale, que j’ai cités, où pareille situation n’existe pas.
Tout en étant parfois dramatique, la condition des paysans ne l’est pas autant chez nous que chez vous. Les paysans pauvres d’Europe occidentale disposent d’un lopin de terre, soit à ferme, soit en toute propriété. D’excellents moyens de communication leur donnent souvent la possibilité d’écouler une partie de leurs produits. La plupart du temps, il leur reste de quoi manger dans les moments difficiles. Et leur situation s’est améliorée depuis quelques dizaines d’années. Maintenant, pendant la guerre et après, ils peuvent exiger des prix élevés. Ils sont indispensables, car on n’importe des denrées alimentaires qu’avec parcimonie. Ils peuvent donc continuer de vendre au prix fort. Le capital les soutiendra aussi longtemps qu’il restera lui-même debout. La condition des paysans pauvres était chez vous bien plus horrible. C’est pourquoi ils avaient, eux aussi, un programme politique révolutionnaire et s’étaient organisés en parti politique : le parti socialiste-révolutionnaire. Ici, ce n’est nulle part le cas. En outre, il existait en Russie une masse énorme de biens susceptibles d’être partagés : grandes propriétés foncières, domaines de la couronne et de I’Etat, terres de l'Église. Mais les communistes ouest-européens, qu’est-ce qu’ils pourraient offrir aux paysans pauvres pour les amener à la révolution, pour les rallier à eux?
Il y avait en Allemagne (avant la guerre) quatre à cinq millions de paysans pauvres (jusqu’à 2 ha). Les grands domaines proprement dits (plus de 100 ha) couvraient tout au plus huit à neuf millions d’hectares. Si les communistes les partageaient tous, les paysans pauvres n’en resteraient pas moins des paysans pauvres, sept à huit millions d’ouvriers agricoles exigeant eux aussi quelque chose. Mais ils ne pourront pas même les partager tous, car ils veulent les conserver pour en faire des exploitations en grand (2).
Ainsi les communistes d’Allemagne n’ont-ils aucun moyen, sauf dans quelques régions relativement peu étendues, d’attirer à eux les paysans pauvres. En effet, on n’expropriera pas les petites et moyennes exploitations, c’est certain. II en est à peu près de même pour les quatre à cinq millions de paysans pauvres que compte la France; de même encore en Suisse, Belgique, Hollande et dans deux des pays scandinaves (3). C’est la petite et moyenne exploitation qui prédomine partout. Même en Italie, il n’est pas sûr du tout qu’ils en auraient les moyens. Et ne parlons pas de l’Angleterre où il n’y aurait guère que cent à deux cent mille paysans pauvres.
Les chiffres montrent donc qu’il existe relativement peu de paysans pauvres en Europe occidentale. Et par conséquent les troupes auxiliaires, qu’ils pourraient former dans le meilleur des cas, seraient bien maigres.
Qui plus est, leur promettre la fin du fermage et de la rente hypothécaire ne suffira pas à les allécher. Car, derrière le communisme, ils voient poindre la guerre civile, la disparition des marchés et le désastre général.
A moins d’une crise bien plus effroyable que celle qui sévit aujourd’hui en Allemagne, d’une crise surpassant en horreur tout ce qu’on a connu jusqu’ici, les paysans pauvres d’Europe de l’Ouest soutiendront le capitalisme tant qu’il lui restera un souffle de vie.
Les ouvriers d’Europe occidentale sont tout seuls. Ils ne peuvent compter en effet que sur une fraction extrêmement mince de la petite bourgeoisie pauvre. Et qui ne pèse pas lourd du point de vue de l’économie. Ils devront donc faire la révolution à eux tout seuls. Voilà une grande différence avec la Russie.
Vous saviez, camarade Lénine, que la paysannerie ne tarderait sûrement pas à se joindre à vous. Vous saviez que Kerenski ne pouvait ni ne voulait lui donner la terre. Vous saviez qu’elle le lâcherait bientôt. "La terre aux paysans ", telle était la formule magique grâce à laquelle vous pouviez les rallier au prolétariat au bout de quelques mois. Nous autres, par contre, nous avons la certitude que pour le moment les paysans de l’Europe occidentale tout entière soutiendront le capitalisme.
Vous ferez peut-être valoir que, s’il n’existe certes pas en Allemagne de masses paysannes disposées à nous prêter main forte, des millions de prolétaires, qui penchent aujourd’hui encore pour a bourgeoisie, viendront sûrement à nous. Que donc la place des paysans pauvres russes sera occupée ici par des prolétaires. Qu’ainsi il y aura quand même du renfort.
Cette idée, elle aussi est fausse dans son principe. La différence avec la Russie reste énorme. Les paysans russes ne se sont joints au prolétariat qu’après la victoire". Mais c’est seulement quand les ouvriers allemands, qui persistent aujourd’hui encore à soutenir le capitalisme, se seront ralliés au communisme que la lutte contre le capitalisme s’ouvrira pour de bon.
Les camarades russes l’ont emporté grâce au poids des paysans pauvres, grâce à ce poids et uniquement grâce à lui. Et la victoire est allée s’affermissant au fur et à mesure qu’ils changeaient de camp. C’est parce que les ouvriers allemands se rangent derrière le capitalisme que la victoire ne vient pas; elle ne sera pas facile non plus, et la lutte ne commencera qu’à partir du moment où ils passeront à nos côtés.
La révolution russe a été terrible pour le prolétariat pendant les longues années qu’elle a mis à mûrir. Elle le reste aujourd’hui, après l’avoir emporté. Mais au moment où elle a eu lieu, elle a été facile, grâce aux paysans justement.
Chez nous, c’est tout différent, exactement le contraire. L’avant et l'après sont également faciles, mais c’est sur le moment qu’elle sera terrible. Car le capitalisme qui chez vous était faible, qui ne se détachait que si peu du féodalisme, du Moyen Âge, voire de la barbarie, est chez nous fort, puissamment organisé et profondément enraciné, Quant aux petits bourgeois pauvres et aux petits paysans, qui sont toujours du côté du plus fort, ils resteront dans le camp du capitalisme jusqu’à son dernier jour, excepté une mince fraction d’entre eux, sans importance du point de vue économique.
La révolution a vaincu en Russie avec l’aide des paysans pauvres. Il faut bien se mettre cela dans la tête ici, en Europe occidentale, et partout dans le monde. Mais les ouvriers d’Europe occidentale sont seuls, on ne peut plus seuls il faut bien se mettre cela dans la tête en Russie.
Le prolétariat d’Europe de l’Ouest est seul. Voilà la vérité. C’est sur elle, sur cette vérité, que nous devons fonder notre tactique. Toute tactique ayant une autre base est fausse, et conduit le prolétariat aux pires défaites.
Que cette thèse soit exacte, la pratique le confirme tout aussi bien. Non seulement en effet les petits paysans d’Europe occidentale n’ont pas de programme, non seulement ils n’ont pas revendiqué la terre, mais maintenant que le communisme s’approche, ils ne bougent pas davantage. Mais, bien entendu, il ne faudrait pas donner à cette thèse un sens par trop absolu. II existe en Europe de l‘Ouest, je l’ai déjà noté, des régions où les grands domaines prédominent et où l’on peut donc gagner les paysans pauvres au communisme. Il est possible d’en faire autant ailleurs en raison de facteurs locaux et autres. Mais il s’agit là de cas relativement rares. Je ne veux pas dire non plus qu’aucun paysan pauvre ne se ralliera à nous. Ce serait absurde. C’est pourquoi il nous faut continuer à faire de la propagande parmi eux. Mais aussi il nous faut déterminer notre tactique pour le démarrage et la poursuite de la révolution. Ce que je disais concernait le type général, la tendance générale. Et c’est sur celle-ci qu’on peut et qu’on doit fonder sa tactique (4).
Car les masses, les prolétaires russes avaient la certitude et constataient déjà pendant la guerre — souvent de leurs propres yeux — que les paysans finiraient vite par se ranger à leurs côtés. Les prolétaires allemands, pour ne parler d’abord que d’eux, n’ignorent pas qu’ils ont contre eux le capitalisme national et l’ensemble des autres classes.
Certes, il y avait en Allemagne, avant la guerre déjà, dix-neuf à vingt millions d’ouvriers sur soixante-dix millions d’habitants, mais les prolétaires allemands se trouvent seuls face aux autres classes. Ils affrontent un capitalisme incomparablement plus puissant que le capitalisme russe. Et ils sont désarmés, alors que les Russes étaient armés.
La révolution exige donc de chaque prolétaire allemand, de chacun en particulier, encore beaucoup plus de courage et d’esprit de sacrifice que des russes. Cela découle des rapports économiques et des rapports de classes en Allemagne, non d’une quelconque théorie, ni de l’imagination de romantiques de la révolution ou d’intellectuels!
Si la classe ouvrière ou du moins son écrasante majorité ne s’engage pas individu par individu, avec une énergie quasi surhumaine, en faveur de la révolution, contre toutes les autres classes, la défaite est assurée. Vous me concéderez en effet que, pour mettre au point notre tactique, il nous faut compter sur nos propres forces et non sur une aide étrangère, russe par exemple.
Le prolétariat seul, sans aide, presque sans armes, face à un capitalisme homogène, cela veut dire en Allemagne : chaque prolétaire, la grande majorité d’entre eux, un militant conscient; chaque prolétaire, un héros. Et il en est de même dans toute l’Europe de l’Ouest. La majorité du prolétariat à transformer en militants conscients et organisés, en communistes authentiques, doit être bien plus grande, et relativement et absolument, chez nous qu’en Russie.
Pour me répéter : cela en conséquence non d’inventions, de rêves d’intellectuel ou de poète, mais sur la base des réalités les plus criantes.
Et plus l’importance de la classe augmente, plus celle des chefs diminue en proportion. Ceci n’est pas à dire qu’il ne faut pas avoir les meilleurs chefs possibles. Les meilleurs de tous ne sont pas encore assez bons, et nous en sommes justement à les chercher. Ceci veut dire seulement que, comparée à celle des masses, l’importance des chefs se réduit.
Si l’on veut l’emporter, comme vous, avec sept ou huit millions de prolétaires dans un pays de cent soixante millions d’habitants, alors, oui, l’importance des chefs est énorme! Car remporter la victoire à si peu sur autant de monde est avant tout affaire de tactique. Pour triompher comme vous, camarade, dans un pays si grand avec une troupe aussi petite, mais avec une aide externe à la classe, ce qui importe en premier lieu, c’est la tactique du chef. Quand vous avez entamé le combat, camarade Lénine, avec cette petite troupe de prolétaires, ce fut votre tactique qui, au moment propice, a permis de livrer bataille et de se rallier les paysans pauvres.
Mais en Allemagne? Là, la tactique la plus habile, la plus grande clarté, le génie même du chef, n’est pas l’essentiel, pas le principal. Là, il n’y a rien à faire : les classes s’affrontent, une contre toutes. Là, la classe prolétarienne doit décider par elle-même. Par sa puissance, par son nombre. Mais, l’ennemi étant aussi formidable, infiniment mieux organisé et armé, sa puissance est avant tout affaire de qualité.
Face aux classes possédantes russes, vous étiez dans la situation de David devant Goliath. David était petit, mais son arme tuait à coup sûr. Le prolétariat allemand, anglais, ouest-européen affronte le capitalisme comme un géant affronte un autre géant. Tout dans ce combat est affaire de force. Dé force matérielle sans doute, mais aussi de force spirituelle.
Avez-vous remarqué, camarade Lénine, qu’il n’existe pas de "grands" chefs en Allemagne ? Ce sont tous des hommes parfaitement ordinaires. Ce qui montre tout de suite que cette révolution sera en premier lieu l'œuvre des masses, non des chefs.
A mon avis, ce sera quelque chose de grandiose, de plus immense que rien d’autre jusqu’à présent. Et une indication de ce que sera le communisme. II en sera dans toute l’Europe occidentale comme en Allemagne. Car partout le prolétariat est seul.
La révolution des masses, des ouvriers — des masses ouvrières et d’elles seules, pour la première fois depuis que le monde est monde I Et cela non parce que c’est bien, ou parce que c’est beau, ou que quelqu’un l’a imaginé, mais parce que déterminé par les rapports économiques et par les rapports de classes (5).
De cette différence entre la Russie et l’Europe de l’Ouest découle en outre ceci :
1° Quand vous, camarade, ou l’Exécutif de Moscou, ou encore les communistes opportunistes d’Europe occidentale, de la ligue Spartakus ou du PC anglais, qui vous emboîtent le pas, vous dites : "il est absurde de soulever la question des masses ou des chefs", vous avez tort non seulement par rapport à nous, qui nous cherchons encore des chefs, mais aussi parce que cette question a chez nous une autre signification que chez vous.
2° Quand vous nous dites : "chef et masse doivent former un tout compact", cela n’est pas seulement faux parce que nous aussi nous sommes justement à la recherche d’une telle unité, mais encore parce que la question se pose chez nous autrement que chez vous.
3° Quand vous nous dites : "Il doit y avoir dans le parti communiste une discipline de fer et une absolue centralisation militaire", cela n’est pas simplement faux parce que nous aussi nous tenons à la discipline de fer et à une forte centralisation, mais encore parce que la question se pose chez nous autrement que chez vous.
D’où le point 4, quand vous nous dites : "En Russie, nous avons agi de telle et telle manière (par exemple après l’offensive de Kornilov, ou quelque autre épisode), dans telle ou telle période nous allions au parlement, ou nous restions dans les syndicats", et c’est pourquoi le prolétariat allemand devrait en faire autant, cela ne rime absolument à rien, étant donné qu’il reste à savoir si c’est encore justifié ou nécessaire. Car les rapports de classes en Europe occidentale sont dans la lutte, dans la révolution, tout autres qu’en Russie.
D’où enfin le point 5, quand vous, ou l’Exécutif de Moscou, ou encore les communistes opportunistes d’Europe de l’Ouest, vous prétendez nous imposer une tactique qui était parfaitement juste en Russie — par exemple celle qui présuppose consciemment ou non que les paysans pauvres ou d’autres couches travailleuses vont bientôt devenir coopératives, que le prolétariat n’est pas seul, en d’autres termes — cette tactique que vous prescrivez chez nous ou qu’on y Suit va conduire le prolétariat ouest-européen à sa perte ou à d’épouvantables défaites.
D’où finalement le point 6, quand vous, ou l’Exécutif de Moscou, ou encore les éléments opportunistes d’Europe de l’Ouest, comme le Comité central de la ligue Spartakus en Allemagne et le BSP en Angleterre, vous voulez nous imposer ici, en Europe occidentale, une tactique opportuniste (l’opportunisme prend toujours appui sur des éléments extérieurs qui ne manquent jamais de faire faux bond au prolétariat), vous avez tort.
L’isolement, le fait de nous pouvoir compter sur aucune aide, la plus grande importance des masses, par conséquent, et l’importance proportionnellement moindre des chefs, voilà les bases générales sur lesquelles la tactique ouest-européenne doit se fonder.
Ces bases, ni Radek pendant son séjour en Allemagne, ni l’Exécutif de l‘Internationale, ni vous-même, comme vos propos l’attestent, ne les avez discernées.
Et c’est sur ces mêmes bases que repose la tactique du KAPD, du parti communiste de Sylvia Pankhurst (6) et de la majorité de la Commission d’Amsterdam, telle que ses membres ont été nommés par Moscou.
C’est en partant de là qu’ils s’efforcent d’amener les masses à un stade plus élevé, les masses comme un tout et aussi comme une somme d’individus à éduquer, pour en faire des militants révolutionnaires, en leur faisant voir clairement (non seulement par la théorie, mais surtout par la pratique) que tout dépend d’eux, qu’ils n’ont rien à attendre de l’aide d’autres classes, pas grand-chose des chefs, mais tout d’eux-mêmes.
Abstraction faite de certaines assertions privées (7), de points de détail et aussi d’aberrations inévitables au début du mouvement — comme celles de Wolffheim et Laufenberg —, ces partis et camarades ont donc des conceptions parfaitement justes, et vous les combattez avec des arguments parfaitement faux.
Quiconque traverse l’Europe d’est en ouest franchit à un moment donné une frontière économique, laquelle va de la Baltique à la Méditerranée, en gros de Dantzig à Venise. A l’ouest de cette ligne, il y a domination quasi absolue du capital industriel, commercial et bancaire, unifié au sein du capital financier. Ce capital a même réussi à se subordonner, voire à absorber, le capital foncier. Présentant un degré d’organisation élevé, il enserre de ses liens les gouvernements les mieux implantés du globe.
A l’est de cette ligne, il n’existe ni ce prodigieux essor du capital concentré de l’industrie, du commerce, des transports, de la banque, ni, par suite, l'État moderne fortement structuré.
De ce seul fait, il tiendrait du miracle que le prolétariat révolutionnaire puisse avoir à l’ouest de cette frontière la même tactique qu’à l’est.
(1) Vous écrivez par exemple, dans L'État et la révolution : "L’immense majorité des paysans, dans tout pays capitaliste où il existe une paysannerie let ces pays sont en majorité), sont opprimés par le gouvernement et aspirent à le renverser; ils aspirent à un gouvernement "à bon marché". Le prolétariat seul ne peut s’acquitter de cette tâche."... Mais le hic, c’est que la paysannerie n’aspire pas au communisme.
(2) Les Thèses agraires de Moscou le reconnaissent explicitement.
(3) Je ne dispose pas de matériaux statistiques concernant la Suède et l’Espagne.
(4) Vous, camarade, vous ne chercherez sûrement pas à l’emporter en donnant un sens absolu aux thèses de votre adversaire, comme font les petits esprits. Les remarques ci-dessus ne sont donc destinées qu’à ces derniers.
(5) Je laisse complètement de côté ici le fait qu’en raison même de ce rapport numérique différent (20 millions d’ouvriers industriels sur 70 millions d’habitants), en Allemagne l’importance de la masse et des chefs et les relations entre masse, parti et chefs, au cours de la révolution comme par la suite, seront tout autres qu’en Russie. Approfondir cette question, par elle-même d’une importance extrême, m’entraînerait trop loin pour l'instant.
(6) Du moins jusqu’à présent.
(7) Il m’a paru frappant que dans votre polémique vous fassiez presque toujours usage de déclarations privées de la partie adverse, non de ses prises de position publiques.