IV. - L'OPPORTUNISME AU SEIN DE LA IIIe INTERNATIONALE
La question de l'opportunisme est d'une importance telle qu'il me faut y revenir longuement ici.
Camarade, la fondation de la Troisième Internationale n'a nullement fait disparaître pour autant l'opportunisme de nos propres rangs. Nous le constatons d'ores et déjà dans tous les partis communistes, dans tous les pays. ll aurait d'ailleurs été miraculeux, et contraire à toutes les lois du développement, que le mal dont la Deuxième Internationale est morte ne lui survive pas au sein de la Troisième!
Loin de là : de même que l'existence de la Deuxième Internationale fut gouvernée par le duel entre la social-démocratie et l'anarchisme, celle de la Troisième le sera par le duel entre l'opportunisme et le marxisme révolutionnaire.
Ainsi, dès aujourd'hui, des communistes entrent au parlement, pour devenir des chefs. On soutient syndicats et partis "ouvriers" en vue d'en tirer un bénéfice électoral. Le communisme se trouve mis au service des partis, non les partis au service du communisme. La révolution d'Europe occidentale devant être une révolution lente, on va se remettre à passer des compromis parlementaires pourris avec les social-patriotes et les bourgeois. On réprimera la liberté d'expression; on exclura de bons militants. Bref, ce sera le retour aux pratiques de la Deuxième Internationale.
La Gauche a pour devoir de s'y opposer, de lutter contre cela comme elle l'a fait au sein de la Deuxième Internationale. Elle doit être soutenue dans cette tâche par tous les marxistes et révolutionnaires, même si ceux-ci estiment qu'elle se trompe sur tel ou tel point. Car l'opportunisme est notre plus dangereux ennemi. Non seulement à l'extérieur, comme vous dites (p. 17), mais aussi dans nos rangs.
Que l'opportunisme réapparaisse chez nous par la bande, avec ses désastreux effets sur l'esprit et sur l'énergie du prolétariat, voilà un danger mille fois plus grave que de voir la Gauche se lancer dans des entreprises par trop radicales. Même s'il lui arrive d'aller trop loin, elle n'en demeure pas moins toujours révolutionnaire. Et change de tactique dès qu'elle s'aperçoit que celle-ci ne va pas. Mais la droite est vouée à devenir toujours plus opportuniste, à s'enfoncer de plus en plus dans le marais et à démoraliser de plus en plus les ouvriers. Ce n'est pas en vain que vingt-cinq années de lutte nous ont inculqué cela par l’expérience. L’opportunisme est la peste du mouvement ouvrier, la mort de la révolution, Il est la source de tous les maux, le réformisme, la guerre, la défaite, la fin de la révolution en Hongrie et en Allemagne. L’opportunisme a causé notre perte. Et le voici à l'œuvre, au sein de la Troisième Internationale
A quoi bon de longs discours ? Regardez autour de vous, camarade ! Et d’abord en vous-même, hélas l Regardez du côté de l’Exécutif ! Regardez dans tous les pays d’Europe
Lisez le journal du British Socialist Party, devenu aujourd’hui l’organe du Parti communiste anglais. Lisez-en dix, vingt numéros; ces pâles critiques des syndicats, du Labour Party, des députés travaillistes, mettez-les en parallèle avec celles de l’organe de la Gauche. Comparez la presse d’une organisation membre du Labour Party avec celle qui combat ce même parti travailliste, et vous constaterez que l’opportunisme envahit en masse la Troisième Internationale. Encore et toujours en vue d’acquérir du poids au Parlement (grâce à l’appui des travailleurs contre-révolutionnaires). , à la manière de la Deuxième Internationale ! — Songez aussi que les Indépendants vont bientôt être accueillis au sein de la Troisième Internationale -, et bientôt également d’autres partis centristes tout aussi forts numériquement I Croyez-vous que si vous forcez ces partis à exclure les Kautsky, Thomas et autres, il ne se trouvera pas pour tes remplacer une masse énorme, des milliers et des milliers d’autres opportunistes 7 Toutes ces mesures d’exclusion ne riment à rien. Les opportunistes viennent en foule grouillante demander leur affiliation (1). Surtout depuis la publication de votre brochure.
Voyez les opportunistes de ce Parti communiste hollandais qu’on appelait dans le temps le parti des bolcheviks d’Europe occidentale. A juste titre, compte tenu des différences de situation. Lisez la brochure (2) qui montre à quel point ce parti est déjà corrompu par l’opportunisme du style Deuxième Internationale. Après avoir pris position en faveur de l’Entente pendant la guerre, puis après, ne continue-t-il pas de le faire maintenant? Ce parti, aux vertus si éclatantes naguère, est devenu un maître en matière d’équivoque et de duplicité.
Mais regardez donc en Allemagne, camarade, dans le pays où la révolution a éclaté! C’est là que l’opportunisme trouve son terrain d’élection. Quelle stupéfaction fut la nôtre d’apprendre que vous étiez d’accord avec l’attitude adoptée par le KPD pendant les journées de mars! Mais votre brochure nous permet, heureusement, de comprendre que vous ne connaissiez pas le cours des événements. Vous avez certes approuvé l’attitude du Comité central du KPD, son offre d’opposition loyale aux Ebert, Scheidemann, Hilferding, Crispien, vous ignoriez encore, c’est évident, qu’au moment même où vous rédigiez votre brochure, Ebert rassemblait des troupes contre le prolétariat, qu’à ce moment la grève générale se poursuivait dans de nombreuses régions du pays, et que, dans leur grande majorité, les masses communistes tâchaient de mener la révolution sinon à la victoire (encore impossible peut-être dans l’immédiat), du moins à un niveau plus élevé. Mais pendant que les masses poursuivaient la révolution par des grèves et par le soulèvement armé (rien n’a jamais été plus formidable et plus chargé d’espoir que l’insurrection de la Ruhr et la grève générale), les chefs faisaient des offres de compromis parlementaire (3). C’était soutenir Ebert contre la révolution de la Ruhr. Et s’il est un exemple qui montre à quel point l’usage du parlementarisme en temps de révolution peut être exécrable, en Europe de l’Ouest, c’est bien celui-là. Voyez-vous, camarade l’opportunisme parlementaire, le compromis avec les social-patriotes et les Indépendants, voilà ce dont nous ne voulons pas entendre parler, et voilà ce à quoi vous ouvrez la voie!
Et, camarade, quel est d’ores et déjà, en Allemagne, le sort des comités d’entreprise ? Vous avez — vous-même, l’Exécutif et l’internationale — exhorté les communistes à y participer, aux côtés de toutes les autres tendances, afin d’obtenir la direction des syndicats. Et qu’est-il arrivé ? Exactement le contraire. Le Conseil central des comités d’entreprise est déjà devenu à peu de chose près un instrument des syndicats. Le syndicat est une pieuvre qui étouffe toute créature vivante passant à sa portée.
Camarade, lisez, renseignez-vous par vous-même sur tout ce qui arrive en Allemagne et en Europe de l’Ouest, et j’ai bon espoir que vous passerez à nos côtés. De même je me plais à croire que l’expérience conduira à la Troisième Internationale à adopter notre tactique.
Mais s’il en est ainsi de l’opportunisme en Allemagne, qu’en sera-t-il en France et en Angleterre?
Voyez-vous, camarade, voilà le genre de chefs dont nous ne voulons pas. Voilà le genre d’unité masses-chefs dont nous ne voulons pas. Et voilà le genre de discipline de fer, le genre d’obéissance aveugle, de caporalisation dont nous ne voulons pas.
Qu’il me soit permis de dire ici un mot au Comité exécutif et, parmi ses membres, à Radek en particulier. L’Exécutif de l’internationale a eu le culot de mettre le KAPD en demeure d’exclure Wolffheim et Laufenberg, au lieu de le laisser lui-même juge de la question. Mais après avoir admis le KAPD en l’abreuvant de menaces, il a multiplié les avances aux partis centristes du type USP. Mais il n’a jamais mis le parti italien en demeure d’exclure ses social-patriotes. Ni le KPD d’exclure son Comité central qui, par ses offres d’opposition loyale, s’est fait le complice des mitraillades de communistes de la Ruhr. Ni le parti hollandais d’exclure Wijnkoop et van Ravesteyn qui, pendant la guerre, ont offert des bateaux à l’Entente. Cela ne veut pas dire que je suis personnellement pour l’exclusion de ces camarades. Non, je les considère tous comme de bons camarades dont les graves erreurs ont pour seule cause les terribles difficultés inhérentes au développement, au démarrage de la. révolution ouest-européenne. Nous aussi, comme tout le monde, nous commettrons encore de très grosses fautes. Et puis, au point où en est l’Internationale, ces exclusions ne serviraient à rien.
Si je dis cela, c’est simplement pour donner un nouvel exemple des ravages que l’opportunisme a déjà provoqué dans nos propres rangs. Si l’Exécutif de Moscou s’est montré aussi inique envers le KAPD, c’est parce que sa tactique mondiale le conduisait à faire bon accueil non aux révolutionnaires authentiques, mais aux Indépendants et autres opportunistes. Alors qu’il savait parfaitement à quoi s’en tenir, il a feint d’ignorer que le KAPD réprouvait catégoriquement la tactique de Wolffheim et Laufenberg. Uniquement pour de misérables raisons d’opportunisme. Parce que procédant à la manière des syndicats, autant que des partis politiques, il vise à rallier les masses à n’importe quel prix — qu’elles soient communistes ou non.
Deux autres faits montrent tout aussi clairement où va l’internationale. La première est la liquidation du Bureau d’Amsterdam, le seul groupe de marxistes et théoriciens révolutionnaires d’Europe occidentale à n’avoir jamais vacillé. Le second, pire encore s’il se peut, est le traitement réservé au KAPD, le seul parti d’Europe occidentale à avoir en tant qu’organisation, que totalité cohérente, du jour de sa fondation jusqu’à présent, mené la révolution là où elle doit être menée. Tandis qu’on cherchait par tous les moyens à amadouer les partis centristes d’Allemagne, de France et d’Angleterre, qui ont toujours trahi la révolution, on traitait en ennemi le KAPD, le parti véritablement révolutionnaire. Inquiétants symptômes, camarade.
En résumé : la Deuxième Internationale vit encore, ou de nouveau, parmi nous. Et l’opportunisme entraîne le mouvement ouvrier à sa perte. C’est parce qu’il est un facteur de désastre, parce qu’il est si fort parmi nous, plus fort que je ne l’aurais jamais imaginé, qu’il nous faut la Gauche. Même si elle n’avait pas d’autres raisons d’être, il nous la faudrait pour s’opposer, pour faire contrepoids à l’opportunisme.
Ah, camarade I Si seulement vous aviez dans la Troisième Internationale suivi la tactique des "gauches", laquelle n’est rien d’autre que la tactique "pure" des bolcheviks en Russie, mais adaptée aux conditions ouest-européennes let nord-américaines) !
Si seulement vous aviez donné pour objectif à la Troisième Internationale, et inscrit dans ses statuts, la création et l’extension de l’organisation économique —sous forme d’organisations d’usine et d’unions ouvrières auxquelles auraient pu venir s’intégrer, le cas échéant, des associations industrielles à base usine et de l’organisation politique en partis rejetant le parlementarisme!
De la sorte, vous auriez disposé dans tous les pays de noyaux, de partis compacts, absolument compacts, réellement capables d’accomplir la révolution. Capables de se rallier progressivement les masses, non par des pressions du dehors mais par leur propre exemple. Ainsi auriez-vous disposé d’organisations économiques qui auraient fait voler en éclats les syndicats contre-révolutionnaires lies formations officielles
comme les anarcho-syndicalistes).
Ainsi auriez-vous d’un seul coup barré la voie aux opportunistes de tous poils. Car ceux-ci n’ont quelque chose à se mettre sous la dent que là seulement où il existe des possibilités de pactiser dans l’ombre avec la contre-révolution.
Mais en outre — et c’est de beaucoup le principal — vous auriez ainsi, et pour autant que faire se peut au stade actuel, mis les ouvriers, dans leurs larges masses, en mesure d’agir en militants autonomes.
Si vous, Lénine, et vous, Zinoviev, Boukharine et Radek, aviez fait cela, si vous aviez adopté cette tactique, avec votre autorité et votre expérience, avec votre énergie et votre génie, et nous aviez aidé à corriger les erreurs que nous commettons encore et qui restent inhérentes à notre tactique, alors nous disposerions d’une Troisième internationale parfaitement compacte à l’intérieur, inébranlable vis-à-vis de l’extérieur, et qui par son exemple se serait rallié progressivement l’ensemble du prolétariat mondial et aurait jeté les fondations du communisme.
Aucune tactique n’est infaillible, c’est évident. Mais celle-ci aurait au moins permis d’affronter les défaites et de les surmonter plus facilement, de prendre la voie la plus courte et de remporter la victoire la plus rapide, la mieux assurée.
Mais vous n’avez pas voulu cela. Dès le premier jour, vous avez préféré à des militants conscients et résolus des masses inconscientes en tout ou en partie. La vôtre, de tactique, conduit le prolétariat à une longue série de défaites.
(1) Une seule journée (lors du congrès de Halle) a permis de récolter 500.000 nouveaux militants, conduits par des chefs que vous disiez encore récemment être pires que des Scheidemann.
(2) Gorter, "L'opportunisme dans le PC hollandais", 1919.
(3) Le camarade Pannekoek, qui connaît à fond l’Allemagne, l’avait bien prévu quand les chefs de la ligue Spartakus auront à choisir entre le parlement et la révolution, ils choisiront le parlement.