V. CONCLUSION

 

 

 

Il me reste des choses à dire concernant votre dernier chapitre, "Quelques conclusions", le plus important peut-être de tout votre livre. Je l’ai relu avec passion, exalté par l’idée de la révolution russe. Mais en me répétant sans cesse cette tactique, convenant si parfaitement à la Russie, ne vaut rien chez nous. Elle y conduit au désastre.

Vous nous expliquez là, camarade (p. 90 à 102) qu’à un certain stade du développement il faut attirer les masses par millions et dizaines de millions. La propagande pour le communisme "pur", qui a regroupé et éduqué l’avant-garde, ne suffit plus, dès lors, à la tâche. Il s’agit dorénavant — conformément, une fois de plus, à vos méthodes opportunistes que j’ai combattues ci-dessus — de tirer parti des "dissensions", des éléments petits-bourgeois, etc.

Camarade, ce chapitre est, lui aussi, faux dans son ensemble. Vous jugez en Russe, non en communiste international qui connaît le capitalisme réel, ouest-européen.

Si admirablement que ce chapitre fasse comprendre votre révolution, il devient inexact dès qu’il s’agit du capitalisme de la grande industrie, du capitalisme des trusts et des monopoles.

Je vais le démontrer à présent. En commençant par les petites choses.

Vous assurez (p. 90) que l’avant-garde consciente du prolétariat est gagnée. Mais c’est faux, camarade! Que les temps de la propagande sont révolus. Ce n’est pas vrai! (L’avant-garde prolétarienne est conquise idéologiquement", dites-vous (p. 89). Quelle erreur Voilà qui est bien dans la ligne (et procède du même état d’esprit) de ce qu’écrivait récemment Boukharine : "Le capitalisme anglais est en faillite" J’ai trouvé chez Radek également des propos tout aussi délirants, qui tiennent de l’astrologie bien plus que de l’astronomie. Rien de tout cela n’est vrai. Sauf en Allemagne, il n’existe nulle part une avant-garde révolutionnaire. Ni en Angleterre, en France et en Belgique, ni en Hollande, ni — si je suis bien informé —dans les pays scandinaves. On n’y trouve guère que des pionniers encore en désaccord sur la voie à suivre (1). Soutenir que "les temps de la propagande sont révolus", c’est effroyablement se tromper.

Non, camarade, en Europe de l’Ouest, ces temps-là commencent à peine. Nulle part n’existent encore de noyaux compacts.

Or ce dont nous avons besoin chez nous, c’est justement de noyaux aussi durs que l’acier, aussi purs que le cristal. Et c’est par là qu’il faut commencer, si l’on veut bâtir une grande organisation. Sur ce plan, nous en sommes chez nous au même stade que chez vous en 1903, voire un peu avant, au temps de l’Iskra. Camarade, les circonstances, les conditions sont ici bien plus mûres que nous le sommes nous-mêmes. Raison de plus pour ne pas se laisser entraîner sans commencer par des noyaux!

Nous autres d’Europe occidentale, PC d’Angleterre, de France, de Belgique, de Hollande, de Scandinavie, d’Italie, etc., nous devons rester petits, non parce que nous aimons tellement cela, mais bien parce que c’est le seul moyen de devenir forts.

Un exemple : la Belgique. Il n’existe pas au monde (excepté en Hongrie avant la révolution) de prolétariat aussi corrompu par le réformisme que le prolétariat belge. Si le communisme devait s’y transformer en mouvement de masse (avec parlementarisme et le reste), on verrait aussitôt les vautours, les arrivistes et autres, tout l’opportunisme, se précipiter sur lui et le conduire à sa perte. Et il en va partout de la sorte.

Étant donné que le mouvement ouvrier est chez nous très faible et encore presque tout entier plongé dans l’opportunisme, que le communisme y est encore quasi inexistant, nous devons constituer de petits noyaux et lutter (sur les questions du parlementarisme, des syndicats comme sur toutes les autres) avec une clarté maximum, avec un maximum de clarté théorique.

Une secte, alors! dit le Comité exécutif. Une secte ? Parfaitement, si l’on entend par-là le noyau d’un mouvement qui vise à conquérir le monde!

Camarade, votre mouvement des bolcheviks a lui aussi été naguère une petite chose de rien du tout. Et du fait qu’il était, qu’il restait petit et entendait le rester un assez long temps, il demeurait pur. Et c’est de ce fait, de ce seul fait, qu’il est devenu une force. C’est ce que nous voulons faire, nous aussi.

Il s’agit là d’une question d’une importance extrême. Le sort de la révolution ouest-européenne autant que celui de la révolution russe en dépend. Soyez prudent, camarade ! Vous n’ignorez pas que Napoléon, quand il a essayé d’étendre à toute l‘Europe le règne du capitalisme moderne, a fini par succomber et à céder la place à la réaction, lui qui avait fait son apparition à une époque où il y avait non seulement trop de Moyen Âge, mais encore et surtout pas assez de capitalisme.

Concernant ces points secondaires, vos assertions sont inexactes. Je passe maintenant à ce qui importe le plus dans ce que vous dites, à savoir : que le moment est venu d’attirer (es masses par millions grâce à la politique par vous décrite, sans faire de propagande pour le communisme ((pur>). Camarade, quand bien même vous auriez raison sur les petites choses, quand bien même les partis communistes de chez nous seraient déjà réellement à la hauteur de leur tâche, vous n’en auriez pas moins tort sur ce point capital, et cela depuis A jusqu’à Z.

Vous dites (p. 91-92) : la révolution est mûre quand on a réussi à convaincre l’avant-garde et 1° que toutes les forces de classe qui nous sont hostiles soient suffisamment affaiblies par une lutte qui est au-dessus de leurs moyens; 2° que tous les éléments intermédiaires, chancelants, hésitants — c’est-à-dire la petite bourgeoisie, la démocratie petite-bourgeoise par opposition à la bourgeoisie — se soient suffisamment démasqués devant le peuple, suffisamment déshonorés par leur faillite pratique.

Eh, mais, camarade ! c’est de la Russie que vous nous parlez! Les conditions de la révolution y furent en effet données le jour où la classe politique se trouva dans le désordre le plus extrême, eut complètement perdu son énergie.

Mais dans les États modernes, où le grand capital règne vraiment, les conditions seront tout autres. Les partis de la grande bourgeoisie, loin de sombrer dans le chaos, s’uniront face au communisme et la démocratie petite-bourgeoise se mettra à leur remorque.

Il n’en sera pas ainsi d’une manière absolue, mais assez généralement pour que cela détermine notre tactique.

En Europe occidentale, il faut s’attendre à une révolution qui soit un combat mené de part et d’autre avec le plus grand acharnement, une lutte organisée avec cohésion du côté de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie. Les formidables organisations du capitalisme, celles aussi des ouvriers, le démontrent assez.

Celles que nous devrons créer, nous aussi, des organisations aux formes supérieures, aux armes les plus efficaces, aux moyens de lutte les meilleurs, les plus puissants (et non pas dérisoires).

C’est ici, non en Russie, qu’aura lieu la bataille décisive entre le Travail et le Capital. Parce que c’est ici que se trouve le capital réel.

Camarade, si vous croyez que j’exagère (par manie de clarté théorique), tournez-vous vers l’Allemagne. L'État s’y trouve dans une situation de déconfiture totale, presque sans issue. Mais en même temps toutes les classes, la grande et la petite bourgeoisie, la grande et la petite paysannerie, font bloc contre le communisme. Il en ira partout de même chez nous.

Certes, tout à la fin du développement de la révolution, quand la crise aura pris des proportions effroyables et que nous serons tout près de la victoire, alors l’unité des classes bourgeoises disparaîtra, peut-être, et quelques fractions de la petite bourgeoisie et de la petite paysannerie viendront à nous. Mais à quoi cela nous avance-t-il maintenant ? Nous devons fixer notre tactique globalement, pour le début comme pour le cours de la révolution.

C’est parce qu’il en est ainsi et qu’il doit en être ainsi (vu les rapports de classes et surtout les rapports de production) que le prolétariat se trouve seul.

C’est parce qu’il se trouve seul qu’il ne peut vaincre qu’à condition de développer sans cesse ses forces spirituelles.

Et c’est parce qu’il ne peut vaincre qu’à lui tout seul, que la propagande pour le communisme "pur" est chez nous indispensable jusqu’au bout (tout autrement qu’en Russie).

Sans cette propagande le prolétariat ouest-européen et, partant, le prolétariat russe, le prolétariat mondial, court à sa perte.

Par conséquent, celui qui ici, en Europe de l‘Ouest, songe, comme vous le faites, à conclure des compromis, des alliances avec les éléments bourgeois et petits-bourgeois, bref, celui qui opte pour l’opportunisme ici, en Europe de l’Ouest, celui-là colle non pas à la réalité mais à des illusions, celui-là dévoie le prolétariat, celui-là (je reprends le terme que vous avez employé contre le Bureau d’Amsterdam), celui-là trahit le prolétariat.

Et l’on peut en dire autant de l’Exécutif de Moscou.

J’étais en train de rédiger les pages qui précèdent lorsque m’est parvenue la nouvelle que l’internationale avait adopté votre tactique et celle de l'Exécutif (2) Les délégués ouest-européens se sont laissés aveugler par l’éclat de la révolution russe. Eh bien, soit ! nous devrons donc nous mesurer au sein de l’internationale.

Camarade, nous autres, c’est-à-dire vos vieux amis Pannekoek, Roland-Holst, Rutgers et moi - et vous ne sauriez en avoir de plus sincères — nous nous sommes demandés en apprenant la nouvelle pour quelles raisons vous aviez adopté cette tactique. Les avis étaient très partagés. L’un d’entre nous disait : la Russie est dans une si mauvaise passe du point de vue économique qu’elle a besoin de paix par-dessus tout. Voilà pourquoi le camarade Lénine s’efforce de battre en Europe le rappel de toutes les forces — Indépendants, Labour Party, etc. — capables de l’aider à obtenir la paix. Un autre disait il cherche à accélérer le cours générale de la révolution européenne. Il y faut la coopération de millions d’hommes. D’où l’opportunisme.

Quant à moi, je l’ai déjà dit, je pense que vous comprenez mal les conditions européennes.

Mais quoi qu’il en soit, camarade, quelles que soient les raisons qui vous ont poussé, vous courrez à la plus effroyable des défaites et mènerez le prolétariat à la plus effroyable des défaites si vous persistez dans cette tactique.

Car, tout en voulant sauver la Russie, la révolution russe, vous rassemblez avec cette tactique des éléments qui ne sont pas communistes. Vous les mêlez à nous, les vrais communistes, alors que nous ne disposons pas même d’un noyau à toute épreuve ! Et c’est avec ce ramassis de syndicats momifiés, avec une masse de gens qui ne sont communistes que pour une moitié, un quart, un huitième ou même pas du tout, à laquelle il manque un noyau valable, que vous voudriez combattre le capital le plus hautement organisé du monde, et qui s’est rallié toutes les classes non prolétariennes! Rien d’étonnant si le ramassis vole en éclats et si la grande masse choisit le sauve-qui-peut dès qu’on en vient aux coups.

Camarade, une défaite écrasante du prolétariat — en Allemagne, par exemple —donnera le signal d’une offensive générale contre la Russie.

Tant que vous prétendrez faire la révolution ici, avec ce méli-mélo de Labour Party et d’indépendants, de parti italien et de centristes français, etc., avec en prime ces syndicats, il n’en ira pas autrement.

Pareil salmigondis ne fera même pas peur aux gouvernements en place.

Par contre, si vous constituez des groupes radicaux, à cohésion interne assurée, des partis compacts (même s’ils sont petits), tout changera. Car seuls de tels groupes sont capables en temps de révolution d’entraîner les masses à de hauts faits — comme l’a montré la ligue Spartakus à ses débuts. Seuls ils sont capables de faire peur aux gouvernements et de les forcer à mettre bas les pattes devant la Russie. Et, à la fin des fins, quand cette ligne "pure" aura permis à nos partis d’acquérir la force nécessaire, la victoire viendra. Cette tactique, notre tactique "gauchiste", est donc pour la Russie comme pour nous la meilleure, non, la seule et unique voie de salut.

Votre tactique à vous, en revanche, est russe. Elle convenait admirablement dans un pays où une armée de millions de paysans pauvres était prête à vous suivre et où une classe moyenne démoralisée ne savait que tergiverser. Chez nous, cette tactique n’est bonne à rien.

Il me faut enfin réfuter une assertion, qui vous est chère ainsi qu’à beaucoup de vos compagnons d’armes, et dont j’ai déjà parlé ci-dessus, au chapitre trois, à savoir que la révolution d’Europe occidentale ne commencera pas avant que les catégories sociales inférieures, démocratiques, n’aient été ébranlées, neutralisées ou gagnées.

Cette thèse, relative à une question d’une telle importance pour la révolution, démontre une fois de plus que vous voyez tout dans une optique exclusivement est-européenne. Et cette optique est fausse.

Car en Allemagne et en Angleterre le prolétariat est si fort numériquement, si puissant grâce à son organisation, qu’il peut faire la révolution d’un bout à l’autre sans, et même contre ces classes. Doit faire, en vérité, lorsqu’il souffre comme il souffre en Allemagne. Et cela il n’y parviendra qu’à condition de suivre la bonne tactique, de s’organiser sur une base usine, et de rejeter le parlementarisme. Qu’à condition de développer de cette manière la puissance ouvrière.

Nous autres de la Gauche avons donc opté pour cette tactique non seulement pour toutes les raisons alléguées ci-dessus, mais encore et surtout parce que le prolétariat ouest-européen — allemand et anglais en particulier — quand il parvient à prendre conscience, à réaliser son unité, est si fort, a une telle puissance à lui tout seul, en ne comptant que sur lui-même, qu’il a la possibilité de vaincre par ce simple moyen. Parce que trop faible à lui tout seul, le prolétariat russe a dû prendre des chemins détournés et, ce faisant, a surpassé de très loin tout ce que le prolétariat du monde entier avait pu accomplir jusqu’alors. Mais seule la voie toute droite, sans détours, peut conduire le prolétariat d’Europe occidentale à la victoire.

Reste maintenant à examiner une thèse qu’il m’est souvent arrivé de trouver chez des communistes "droitiers", que Losovsky, le chef des syndicats russes, m’a exposée et qui apparaît également sous votre plume "La crise va jeter les masses dans les bras du communisme, même si l’on conserve les mauvais syndicats et le parlementarisme". C’est là un bien piètre argument. Car nous n’avons pas la moindre idée de l’ampleur que prendra la crise en gestation. Sera-t-elle aussi profonde en Angleterre et en France qu’elle l’est aujourd’hui en Allemagne ? Qui plus est, les six dernières années ont mis à nu toute la faiblesse de cette thèse (la thèse "mécaniste") de la Deuxième Internationale. Au cours des dernières années de guerre, l’Allemagne a connu une misère terrible, Il n’y eut pas de révolution. La misère fut plus terrible encore en 1918 et en 1919. La révolution ne l’a pas emporté. En Hongrie, en Autriche, en Pologne, dans les pays balkaniques, la crise o été et reste toujours effroyable. Pas de révolution, ou pas de victoire de la révolution, malgré la présence toute proche des armées russes. Enfin, et c’est mon troisième point, l’argument se retourne contre vous, car si la crise doit fatalement entraîner la révolution, pourquoi ne pas adopter tout de suite la tactique la meilleure, la tactique "gauchiste"?

Mais les exemples de l’Allemagne, de la Hongrie, de la Bavière, de l’Autriche, de la Pologne et des pays balkaniques nous enseignent que la crise et la misère ne suffisent pas. La plus terrible des crises économiques bat son plein, et pourtant il n’y a pas de révolution. Un autre facteur se trouve donc nécessairement à l’origine d’une révolution, un facteur dont l’absence fait qu’elle ne se réalise pas ou bien qu’elle échoue. Ce facteur, c’est celui de l’esprit, la mentalité des masses. Et c’est votre tactique, camarade, qui, en Europe occidentale, n’insuffle pas suffisamment la vie à cet état d’esprit des masses, ne l’affermit pas suffisamment, le laisse subsister tel quel, sans y rien changer. J’ai fait ressortir au fil de cet écrit que le capital financier, les trusts, les monopoles, autant que l'État ouest-européen (et le nord-américain) formé par eux et soumis à eux, soudent en un bloc uni contre la révolution toutes les classes de la bourgeoisie, grande et petite. Mais cette force ne se borne pas à unifier ainsi la société et l'État contre la révolution. Au cours de la période écoulée, la période d’évolution pacifique, le capital bancaire a éduqué, unifié et organisé dans le même sens contre-révolutionnaire la classe ouvrière elle-même. Par quel moyen? Au moyen des syndicats (officiels et anarcho-syndicalistes) et des partis social-démocrates. En les amenant à se battre uniquement pour des améliorations immédiates, le capital a transformé syndicats et partis ouvriers en piliers de la société et de l'État, en puissances contre-révolutionnaires. Il a fait d’eux les agents de sa propre conservation. Mais comme ils réunissent des ouvriers, presque la majorité de la classe travailleuse et que la révolution est inconcevable sans la participation de ces ouvriers, il faut pour qu’elle réussisse, d’abord casser les reins à ces organisations-là. Comment y arriver? En transformant leur mentalité, c’est-à-dire en faisant en sorte que leurs militants de base acquièrent la plus grande indépendance d’esprit possible. Le seul moyen d’obtenir ce résultat, c’est de remplacer les syndicats par des organisations d’usine et des unions ouvrières, et de mettre fin au parlementarisme de partis ouvriers. Voilà justement ce que votre tactique empêche.

Un fait indiscutable la faillite du capitalisme allemand, français, italien. Ou plus exactement, ces États capitalistes font banqueroute. Mais les capitalistes eux-mêmes, leurs organisations économiques et politiques, tiennent le coup. Énormes même sont leurs profits, dividendes et nouveaux investissements, mais uniquement grâce à l’émission par l'État de papier-monnaie. Que l'État allemand, français, italien s’effondre, et les capitalistes s’effondreront à leur tour.

Implacablement progresse la crise. Que les prix augmentent et les vagues de grèves grossissent; que les prix baissent, et l‘armée des chômeurs se gonfle. La misère s’accroît en Europe, la faim est en marche. En outre, de nouveaux facteurs d’explosion se multiplient dans le monde. La conflagration, la révolution nouvelle, se rapproche. Mais quelle en sera l’issue ? Le capitalisme conserve sa puissance. L’Allemagne, l’Italie, la France, l’Europe de l’Est, cela ne fait pas encore le monde entier. En Europe de l’Ouest, en Amérique du Nord, dans les dominions anglais, le capitalisme va longtemps encore maintenir la cohésion de toutes les classes contre le prolétariat. L’issue dépend donc dans une très large mesure de notre tactique et de notre organisation. Et votre tactique est fausse.

Une seule tactique et une seule est valable en Europe de l’Ouest celle des "gauches" qui dit la vérité au prolétariat et ne le dupe pas à l’aide de jongleries verbales. Celle qui, même si cela prendra longtemps, saura forger les armes les plus puissantes, non, les seules efficaces : les organisations d’usine (unifiée dans un tout) et les noyaux — petits au début, mais purs et compacts —les partis communistes. Celle qui saura ensuite élargir ces deux organisations à l’ensemble du prolétariat.

S’il doit en être ainsi, ce n’est pas parce que nous, les "gauches" nous le voulons, mais parce que les rapports de production, les rapports de classes l’exigent.

Je vais mettre un point final à cet exposé en le condensant à l’aide de quelques formules tranchées, afin que les ouvriers en aient eux-mêmes une vision globale.

Il en résulte premièrement un tableau clair, je crois, tant des causes de notre tactique que cette tactique elle-même : le capital financier domine l’Europe occidentale. Maintenant un prolétariat gigantesque dans l’esclavage matériel et idéologique le plus profond, il unifie derrière lui toutes les classes bourgeoises et petites-bourgeoises. D’où la nécessité pour ces masses énormes d’accéder à l’activité autonome. Ce qui n’est possible que grâce aux organisations d’usine et à l’abolition du parlementarisme — en temps de révolution.

Deuxièmement, je ferai ressortir en quelques phrases, aussi clairement que possible, la différence existant entre votre tactique et celle de la Troisième internationale, d’une part, et la tactique "gauchiste", d’autre part, afin que dans le cas hautement probable où votre tactique entraînerait les pires défaites, les ouvriers ne se démoralisent pas et s’aperçoivent qu’il en existe encore une autre :

Pour l’internationale, la révolution ouest-européenne se déroulera conformément aux lois et à la tactique de la révolution russe.

Pour la Gauche, la révolution ouest-européenne a des lois qui lui sont propres et s’y conformera.

Pour l’internationale, la révolution ouest-européenne sera en mesure de conclure des compromis et des alliances avec des partis petits-paysans et petits-bourgeois, voire même avec des partis grands-bourgeois.

Pour la Gauche, c’est impossible.

Selon l’Internationale, il y aura en Europe de l’Ouest, pendant la révolution, des "scissions" et des schismes entre les partis bourgeois, petits-bourgeois et petits-paysans.

Selon la Gauche, partis bourgeois et partis petits-bourgeois formeront, jusque vers la fin de la révolution, un front uni.

La Troisième Internationale sous-estime la puissance du capital ouest-européen et nord-américain.

La Gauche conçoit sa tactique en fonction de cette puissance énorme.

La Troisième Internationale ne voit nullement dans le capital financier, le grand capital, le pouvoir capable d’unifier toutes les classes bourgeoises.

La Gauche élabore sa tactique par rapport à ce pouvoir-là.

La Troisième internationale, n’admettant pas que le prolétariat d’Europe occidentale se trouve réduit à ses propres forces, ne cherche pas à développer spirituellement ce prolétariat — lequel continue pourtant, dans tous les domaines, à vivre sous l’emprise de l’idéologie bourgeoise — et adopte une tactique qui laisse persister l’assujettissement aux idées de la bourgeoisie.

La Gauche adopte une tactique visant en premier lieu à émanciper l’esprit du prolétariat.

La Troisième Internationale ne voyant ni la nécessité d’émanciper les esprits, ni l’union de tous les partis bourgeois et petits-bourgeois, fonde sa tactique sur des compromis et des "scissions", laisse subsister les syndicats et cherche à se les gagner.

La Gauche, visant en premier lieu l’émancipation des esprits et convaincue de l’unité des formations bourgeoises, considère qu’il faut en finir avec les syndicats et que le prolétariat a besoin d’armes meilleures.

Pour les mêmes raisons, la Troisième Internationale ne s’attaque pas au parlementarisme.

La Gauche, pour les mêmes raisons, abolit le parlementarisme.

La Troisième Internationale laisse l’esclavage idéologique dans l’état où il était à l’époque de la Deuxième.

La Gauche entend l’extirper des esprits. Elle prend le mai à la racine.

La Troisième Internationale, n’admettant pas la nécessité première, en Europe occidentale, d’émanciper les esprits, et pas plus l’unité de toutes les formations bourgeoises en temps de révolution, elle cherche à regrouper les masses en tant que masses, donc sans se demander si elles sont véritablement communistes, ni orienter sa tactique de façon qu’elles le deviennent.

La Gauche veut former dans tous les pays des partis rassemblant uniquement des communistes et conçoit sa tactique en conséquence. C’est par l’exemple de ces partis, petits pour commencer, qu’elle entend transformer en communistes la majorité des prolétaires, autrement dit les masses

La Troisième Internationale considère donc les masses en Europe occidentale comme un moyen.

La Gauche les considère comme un but.

Du fait de toute cette tactique (parfaitement justifiée en Russie), la Troisième Internationale pratique une politique des chefs.

La Gauche, par contre, pratique une politique des masses.

Du fait de toute cette tactique, la Troisième internationale mène à sa perte non seulement la révolution ouest-européenne, mais encore et surtout la révolution russe.

La Gauche, par contre, conduit grâce à sa tactique le prolétariat mondial à la victoire.

Afin de permettre aux ouvriers de mieux comprendre notre tactique, je vais résumer aussi mon exposé sous la forme de courtes thèses, à lire bien entendu à la lumière de l’ensemble.

1. La tactique de la révolution ouest-européenne doit être absolument différente de la tactique de la révolution russe.

2. Car chez nous le prolétariat est seul.

3. Il lui faut donc faire la révolution à lui tout seul, contre toutes les autres classes.

4. L’importance des masses prolétariennes est donc proportionnellement plus grande, et celle des chefs plus petite, qu’en Russie.

5. Le prolétariat doit disposer pour faire la révolution des armes les meilleures de toutes.

6. Les syndicats étant des armes inefficaces, il faut les remplacer ou les transformer au moyen d’organisations d’usine, appelées à s’unifier.

7. Le prolétariat se trouvant contraint de faire la révolution seul et sans aide, il a besoin de la plus haute évolution des esprits et des cœurs. C’est pourquoi il vaut mieux ne pas recourir au parlementarisme en temps de révolution.

Salutations fraternelles

Herman GORTER

 

(1) Ainsi des communistes anglais divisés sur la question absolument primordiale de l’adhésion au Labour Party.

(2) Il s'agit des 21 conditions d'admission au Komintern.